Nicht wegschauen

Cher A.

Il a fallu le faire. J'avais besoin de voir et de le vivre. Nicht wegschauen, ne pas détourner le regard comme le dit la jeune et belle tante à Richter enfant dans le film « Oeuvre sans Auteur » que je t'ai conseillé pour certains aspects dont celui là qui est ce regard ou cette attitude de ma culture de regarder la réalité sans l’enjoliver mais direct et frontal. Sans attendre une confirmation de ta part vu que ton invitation était un peu ambivalente, je me suis servie de cette brèche ou perche ? pour faire une sorte de fioriture et venir te voir. Toi. Viens !!! M'avais tu-dis. Il y avait dans cette incitation et l’action qui a suivi un moment d'excitation nerveuse par le fait de savoir que j'allais passer outre les indications sanitaires que l'on nous impose depuis 40 jours. Mon irritation allemande face à cette façon de gérer la situation sanitaire était arrivée à une stade d'acceptation sans l'approuver. Car la résistance permanente est usante et vaine surtout face à l'appareil étatique à moins de faire révolution mais le moment n'est pas propice à cela car tout le monde craint pour sa vie, le message est bien passé et les Français obéissent, docilement. 40 jours, c'est que maintenant que je pense à plusieures épisodes dans la bible, l'arche de Noé pendant le déluge flottant sur les eaux , les 40 jours de jeûne de Jésu après un baptême dans l'eau qui eux rappellent à l'exode, les 40 ans dans le désert des juifs après avoir traversé la mer rouge. De quelle histoire s'agit-il ici ? Pour moi, nous, pour le collectif ? Il faut que je relise tout.

Je n'avais pas vu Paris et ton quartier depuis le 15 mars juste avant le shut down. J'y étais passé pour prendre un café, je savais que ça allait être le dernier dans ce cadre là pour un temps alors que d'autres personnes étaient encore dans l'incompréhension, voir l'inconscience. J'ai fais une photo du café pour m'en souvenir, un document de la vie d'avant. Le rideau allait tomber un jour après. Je préfère utiliser le mot shutdown par rapport à ce que j'ai vu sur mon trajet aller et retour. Des rideaux, des boutiques fermées, des visages vides et désespérées, perdus. Il y a avait une forme de sauvagerie dans certains regards. Confinement, ce mot est trop joli, mignonnet et bourgeois. Il est confortable et nous savons qu'il y a des millions de personnes qui sont confinés confortablement. Pas plus tôt qu'hier un ami m'a envoyé des images de sa grande maison avec piscine et terrain de mille mètres carrés à Bordeaux. C'est plus que confortable, bien confiné au beau et chaud ou frais selon les besoins, espacé et lumineux, luxueux et presque décadent face à ce que Paris, ville des lumières nous donne comme image maintenant lors de ce temps suspendu.

Sur mon chemin qui a duré environ une demie heure à chaque trajet j'ai vu la misère et une ambiance apocalyptique, dégradé et triste. À ma grande surprise il n'y a quasiment que des hommes dans la rue, très peu de femmes et d'enfants. Presque pas de personnes en vélos. Comme s'il était plus dangereux pour les femmes et les enfants d'être dehors et de rouler en vélo. Parmi les hommes dehors qui marchent j'ai vu aussi beaucoup de personnes vivant dans la rue, parfois en petit groupe ou installés seul par terre. Ils sont d'autant plus visible que les autres sont absent. Les autres qui peuvent se protéger à l'intérieur. Nous. Et ceux qui sont là semblent attendre, mais attendre quoi ? La levée du rideau ? Mais il est levée ! Ce que l'on voit dévoilé devant nous est tellement présent qu'on ne peut pas plus lever le rideau. La nuit est le jour.

Au retour à la porte de Clignancourt je prends sur ma gauche vers la porte Montmartre parce que je vois des Marronniers roses en fleurs et comme j'ai besoin de voir autre chose que cette ambiance lugubre au ciel bleu radiant je passe là, entre les arbres les clochards se sont installés ici aussi avec leurs installations précaires pour leurs affaires. La couleur rose et le vert rafraichissent mes yeux fatigués de la nuit jouissive et imprévue mais sans sommeil pour moi. C'est quand tu es venu te coucher que je me suis réveillée. Tu étais dans mon rêve que j'ai fais juste au paravant. Tu me portais sur le dos comme le jeune homme porte la nourrice dans le film de Miyazaki « Le vent se lève » que nous venions de voir. Dans mon rêve il s'agissait d'un mouvement de danse. Des gestes subtiles et infimes à travers lesquelles nos corps, nos membres entrent en contact et simultanément touchent le sol peu à peu pour se coucher par terre l'un par dessus l'autre comme le couple que j'ai pris en photo en 2016 au Palais de Tokyo lors d'une performance de Tino Sehgal que j'ai ensuite inséré dans le cahier que j'ai fais pour toi. En me réveillant je te dis « C'est trop bien, j'ai encore fais un rêve, je te raconterai ».

Tout en avançant je n'en reviens pas de ce que je vois. Ce trajet que j'ai fais dégage une ambiance de fin du monde, la ville dépourvue de son essence, les humains ne sortant plus de chez eux et ces endroits où ils pouvaient se rencontrer ne sont plus que des carapaces vides de sens. En arrivant à St Ouen, je prends les petites ruelles, ici aussi des gens dans les rues, mais une population plus mixte, assis sur des petit murets ou autre endroits propice pour s'assoir car les bancs sont interdits et les parcs fermés. Le fait que les maisons soient moins hautes fait que c'est déjà plus agréable et aéré. Je respire. J'ai reçu un message de mon ex qui voulait savoir comment j'allais et si j'étais dans le désert de béton comme il appelle Paris ou si j'étais chez mes parents. Betonwüste. Nicht wegschauen. Viens !!!